Le dernier instant de Patrick Juvet – Le roi du disco abandonné par son époque
Le 1er avril 2021, la nouvelle tombe, brutale et surréaliste. Patrick Juvet, 70 ans, a été retrouvé sans vie dans son appartement de Barcelone. Le roi du disco, l’icône androgyne des années 70, celui qui a fait danser la planète avec “Où sont les femmes ?” et “I Love America”, est mort seul. Son corps n’a été découvert que trois jours plus tard par son agent, inquiet de son silence. L’autopsie conclura à un arrêt cardiaque, une fin clinique pour une vie de passions, d’excès et, surtout, d’une insondable solitude. La mort de Patrick Juvet n’est pas qu’un fait divers ; elle est l’épilogue tragique d’un artiste complexe, prisonnier de son image, un génie mélodiste que les boules à facettes ont ébloui jusqu’à le laisser dans le noir.
Pour comprendre cette fin, il faut remonter le fil d’une vie hors norme. Né en Suisse en 1950, Patrick Juvet est un prodige. Entré au conservatoire à 6 ans, il est un pianiste virtuose, mais rêve de plus grand. Après un détour par le mannequinat, il débarque à Paris au début des années 70 avec une ambition dévorante. Son talent de compositeur éclate au grand jour lorsqu’il offre à Claude François l’un de ses plus grands tubes : “Le Lundi au soleil”. Mais Juvet ne veut pas rester dans l’ombre. Avec son physique de jeune premier, son look androgyne audacieux, son maquillage et sa voix haut perchée, il détonne dans le paysage de la variété française. Il est différent, et cette différence, il en fera sa force.
La rencontre avec un jeune parolier nommé Jean-Michel Jarre va tout changer. Ensemble, ils créent l’album “Paris by Night” en 1977. C’est un raz-de-marée. Le titre “Où sont les femmes ?”, avec ses sonorités synthétiques futuristes, devient un hymne. Patrick Juvet devient une superstar. Il est l’amant dont tout le monde parle, bisexuel assumé à une époque où le sujet est encore tabou, et tombe éperdument amoureux de Jarre, une passion qui ne sera jamais réciproque et le laissera avec une première blessure profonde, “des bleus au cœur”, comme le titre de son autobiographie.
Porté par ce succès, il part à la conquête de l’Amérique. À New York, il plonge dans l’effervescence du Studio 54, fréquente Andy Warhol, Grace Jones et Freddie Mercury. Il collabore avec les producteurs des Village People et accouche du tube planétaire “I Love America”. Il vit à cent à l’heure, dans un tourbillon de fêtes, de créativité et d’excès. Mais le disco, aussi fulgurant soit-il, est un courant éphémère. Quand la vague retombe au début des années 80, elle laisse Patrick Juvet sur le sable, désorienté.
Le déclin est aussi rapide que l’ascension a été spectaculaire. Ses tentatives de se réinventer dans un registre plus rock ou plus intimiste échouent. Le public et les médias ne veulent plus de l’artiste sensible, ils réclament le chanteur à paillettes. Il devient, selon ses propres mots, “prisonnier de ses succès”. Chaque nouvelle chanson est inévitablement comparée à ses tubes disco, chaque apparition publique est un rappel de sa gloire passée. Cette pression et cette frustration le font sombrer. L’alcool, qui n’était qu’un compagnon de fête, devient un refuge, puis une prison.
Sa descente aux enfers est lente et douloureuse. Les années 80 et 90 sont marquées par sa lutte contre l’alcoolisme, ses apparitions se font rares, son visage porte les stigmates de ses combats. Il tente un retour en 1991 avec l’album “Solitudes”, un titre prémonitoire, mais le succès n’est pas au rendez-vous. En 2005, il publie son autobiographie, “Les Bleus au cœur”, une confession poignante sur ses amours, ses addictions et ses doutes. Mais le livre passe quasi inaperçu, comme si le monde avait déjà tourné la page.
Cherchant à fuir un Paris qui ne lui pardonne pas d’avoir vieilli, il s’installe à Barcelone en 1998. Il y trouve un anonymat relatif, une vie plus simple, loin du show-business qui l’a broyé. Mais la solitude ne le quitte pas. Les deuils familiaux aggravent son isolement : sa mère, avec qui il entretenait une relation fusionnelle, meurt en 2017, suivie de son frère en 2019. Le confinement de 2020 sera le coup de grâce, l’enfermant un peu plus dans son appartement et ses pensées sombres.
Ceux qui l’ont connu décrivent un homme d’une extrême sensibilité, un compositeur surdoué, mais incapable de surmonter le décalage entre l’artiste qu’il était et l’image que le public avait de lui. “Il ne s’est pas suicidé, mais s’est laissé mourir de désespoir”, confiera un de ses proches après sa mort.
La fin de Patrick Juvet est une parabole cruelle sur la nature éphémère de la gloire. Il a été une comète qui a brillé de mille feux avant de s’éteindre dans l’indifférence. Sa mort, seul dans un appartement barcelonais, est le reflet d’une vie passée à chercher un amour et une reconnaissance qui, même au sommet, lui ont toujours semblé hors de portée. Aujourd’hui, ses chansons résonnent encore, mais elles portent en elles une mélancolie nouvelle : celle d’un homme qui a fait danser le monde entier, mais qui a fini par danser seul avec ses fantômes.